CHRISTOPHE BIER (FRANCE-CULTURE, MAUVAIS GENRES, 9 juin 2007)
L’édition des livres sur le cinéma sort de sa routine. Le José Benazeraf la caméra irréductible de Herbert P. Mathese, couvrant les quarante ans de carrière du pionnier du cinéma érotique français, bouleverse les règles. Il n’est pas une monographie compassée, il ne sacrifie pas plus à la nostalgie béate, refusant d’être le tombeau pharaonique d’une cinéphilie d’antan. En écho même des combats menés par Benazeraf, il est surtout un manifeste, une révolte. Car Mathese n’est autre qu’Alexandre Mathis. Déjà auteur chez Losfeld d’un premier hommage à Benazeraf en 1972, cet ancien critique de cinéma construit depuis quelques années une œuvre romanesque incandescente, sans compromis, d’un lyrisme noir, comme les films du cinéaste. Aujourd’hui, fidèle à cette démarche littéraire, Mathis réussit l’exploit de transcender l’exercice cinéphilique en une œuvre poétique, jusque dans la minutie de la filmographie. Comme ses romans Maryan Lamour dans le béton et Les Condors de Montfaucon, son Benazeraf a pour thème essentiel la mort du cinéma. En premier lieu, celle des cinémas pouilleux de la Capitale dont Mathis est la mémoire. Il énumère la programmation bis, vertigineuse, du Midi-Minuit, sur 5 pages bien tassées et se souvient du mauvais goût des panneaux peints qui ornaient leurs façades : Mara Maryl dans Libido, en déshabillé vanille, comme la case géante d’une bande dessinée éclatée, au cœur de la ville, vision irréelle aujourd’hui impensable. L’homme a tué le rêve. Avec Benazeraf en acteur d’un cinéma révolu, Mathis invoque cette époque où les films n’étaient pas encore contaminés par le désir de réalisme, où les salles étaient vraiment obscures, permanentes et se baptisaient Neptuna ou Atomic. Un cinéma qui filmait le désir qu’inspiraient les corps. Corps fragmentés ou plans d’ensemble, image brute, jaillissement des pulsions, regards brûlants que la pornographie éteindra. Avec une érudition généreuse, Mathis dresse le constat d’un art du désir détrôné par le marketing d’un commerce ketchup. L’ordre moral a bien travaillé, écrit-il. Spectre du Commandeur, Benazeraf parle, en 7 entretiens, de cette période d’aventuriers. Exégète attentif, souvent critique, Mathis est aussi un auteur qui restitue par son style toute la force d’une confrontation profonde, souvent drôle et même dérisoire. Aux antipodes du choc Hitchcock/Truffaut, celui de Benazeraf/Mathis, irréductibles amoureux du désir, constituent une réussite rare dans l’histoire des livres de cinéma. Elles éclairent d’un œil ouvert l’évolution de l’érotisme, des étreintes inachevées du Cri de la chair tourné par Don José en 1962, dans un noir et blanc blafard, aux navrantes vidéos pornos des années 80.
« Personne n’ose plus depuis longtemps appeler un film Le Baiser qui tue… » écrit Mathis qui offre avec ce livre un testament grandiose à Benazeraf, cinéaste insurgé qui osa pour sa part tourner le Concerto de la peur, les Premières Lueurs de l’aube et Un épais manteau de sang. |